“Philip Roth, c’est un moine qui aime dévorer la vie”

Alors que la biographie tant attendue de l’enseigne américaine Blake Bailey paraissait en France, son éditeur français Ran Halevi revenait sur son incroyable publication aux Etats-Unis. Et raconta toute la vie de l’écrivain consacré à la littérature.

Ce jeudi paraîtra en France la biographie tant attendue de Philip Roth (1933-2018) : près d’un millier de pages minutieusement renseignées, où se révèle l’existence d’un des plus grands écrivains de notre temps. Et la personnalité complexe et multiforme d’un homme et d’un artiste aussi passionnés qu’ils sont, parfois trop, se dégage. Publiée au printemps 2021 aux États-Unis, cette biographie de Philip Roth – qui a choisi son auteur, Blake Bailey, et lui a donné accès à ses archives et à ses proches – s’est immédiatement retrouvée en difficulté après que le biographe, également enseignant, a été publiquement accusé de viol et d’agression sexuelle par d’anciens élèves. Retiré de la vente par son éditeur initial quelques jours seulement après son arrivée en librairie, le livre est réapparu des semaines plus tard, dans un autre foyer. Blake Bailey l’a admis “comportement honteux”, tout en prétendant n’avoir jamais rien fait d’illégal.

Historien et directeur de la collection NRF Biographies, chez Gallimard, où le livre paraît en France – traduit par Josée Kamoun, également traductrice de plusieurs romans de Philip Roth –, Ran Halévi renoue avec la polémique.

Suite au retrait de la vente décidé par le premier éditeur américain de la biographie, les éditions Gallimard sont revenues sur leur décision de la traduire et de la publier ?
Les éditions Gallimard ont acquis les droits de traduction de cette biographie. Une semaine après sa parution aux États-Unis, l’auteur a été publiquement accusé par deux femmes d’inconduite sexuelle. Par la suite, il n’a jamais été traduit en justice ni inculpé. Aucune plainte déposée. Il n’y a aucune raison de remettre en cause la publication de l’ouvrage. C’est aussi l’attitude d’autres journalistes en Europe. De plus, aux États-Unis, la polémique s’est rapidement apaisée et il n’y a pas eu de suite.

Pensez-vous que l’éditeur américain WW Norton & Company a réagi trop rapidement en arrêtant les ventes du livre dès que les accusations contre Blake Bailey ont été révélées ?
Il ne m’appartient pas de commenter la décision de Norton. J’ai cependant été surpris par la rapidité inhabituelle de sa réaction. Parfois, un éditeur se retire de la vente d’un livre qui semble contenir de fausses informations ou est diffamatoire. Mais il est rare qu’un éditeur interrompe la commercialisation d’un ouvrage très remarqué au moment de sa sortie, sans explication. D’ailleurs, le livre a été repris, peu de temps après, par un autre éditeur – celui qui a publié, l’an dernier, les Mémoires de Woody Allen, À propos de rien, après que leur premier éditeur ait décidé d’y renoncer.

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“Les admirateurs de Roth trouveront autant de rendement dans cette biographie que ses détracteurs…”

Après la révélation des accusations contre Blake Bailey, des journalistes américains ont souligné qu’ils discréditaient sa vision de l’attitude de Philip Roth envers les femmes.
En fait, j’ai lu un article qui allait jusqu’à soutenir qu’un biographe masculin n’est pas le mieux placé pour discuter de la vie d’un écrivain masculin comme Philip Roth ! Mais un éditeur juge d’abord un manuscrit sur ses mérites. Et ce manuscrit est exceptionnel. L’auteur a eu accès à une quantité impressionnante de documents jusque-là inconnus, tout en gardant la distance nécessaire avec son sujet : Philip Roth a accompagné son travail mais il n’a jamais été impliqué.

Cependant, cela s’appelle une biographie autorisée …
Je n’utiliserai pas cette expression car elle dénature l’esprit dans lequel cette biographie a été créée. Roth a mis à disposition de son biographe des éléments sans lesquels cet ouvrage n’aurait pas l’extraordinaire richesse qu’il offre aux lecteurs ; mais l’auteur a toute latitude pour l’exécuter à sa guise – et n’hésite pas à le faire. Les admirateurs de Roth trouveront autant à gagner dans cette biographie que ses détracteurs…

Philip Roth règne toujours sur un premier biographe.
Même s’il me semble qu’il en a viré au moins deux, après s’être rendu compte qu’ils n’étaient pas en mesure de mener à bien ce projet, pour des raisons intellectuelles, avant tout, et non parce qu’ils n’avaient pas survécu à son narcissisme.

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Avez-vous lu la biographie l’année dernière, lorsqu’elle a été publiée aux États-Unis ?
Je l’ai lu en anglais, puis, au fur et à mesure de son élaboration, la traduction française, que je trouve à la fois honnête et inspirée. J’ai demandé à Josée Kamoun, une traductrice familière avec le travail de Roth. Et c’est une collaboration amusante. Non pas que Mme ait besoin de moi. Kamoun pour mener à bien cette tâche ardue, mais il y a mille petits détails qui sont intéressants à discuter ensemble, notamment les notions, faits ou personnalités évoqués dans le livre, familiers aux Américains mais apparemment plus. Loin des lecteurs français.

“La partie très réussie de la biographie de Philip Roth est de placer l’itinéraire de la vie et du travail dans un jeu de miroirs permanent.”

Le livre se caractérise par une grande attention aux détails et par l’accent mis sur la vie plutôt que sur le travail. Ce n’est pas le genre de biographie que nous avons l’habitude de lire sous la plume des biographes français.
En France, on navigue entre deux genres, la biographie et l’essai biographique. La biographie d’Aragon de Philippe Forest, ou celle de Chateaubriand de Jean-Claude Berchet, sont des œuvres merveilleuses et merveilleuses. Ce ne sont pas des essais biographiques. Ce ne sont pas non plus des biographies américaines de tous les jours. La partie très réussie de la biographie de Philip Roth est de placer l’itinéraire de la vie et du travail dans un jeu de miroirs permanent. L’auteur ne cherche pas à prouver ce qui, en présence de l’écrivain, a pu inspirer l’œuvre, mais à s’interroger sur la manière dont, par l’acte d’écrire, Philip Roth a adapté et réinventé les expériences de la vie pour ausculter, comme un écrivain. , la grandeur et l’échec de l’exceptionnalisme américain.

On voit émerger, au fil des pages, une personnalité complexe, aux multiples facettes. Lesquels vous ont marqué ?
Des qualités que l’on ignore plutôt. Sa générosité, par exemple. Roth a aidé de nombreuses personnes, de manière bienveillante et désintéressée. Je pense aussi à la relation forte, généreuse, courageuse qu’il a tissée avec les écrivains d’Europe centrale cachés derrière le rideau de fer. Ou encore à l’austérité sédentaire, à la servitude de l’écrivain au travail : Roth est un homme qui vit dans une grande solitude ; son existence s’inscrit tout entière dans cette passion, cette fascination pour la création littéraire.

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“C’est un moine, si je puis dire, qui aime dévorer la vie.”

Ne le verrait-on pas plutôt déchiré entre les études, et la solitude que cela implique, et un tempérament enjoué ?
La majeure partie de son temps, chaque jour, est encore consacrée à l’écriture. Mais tu as raison : c’est un moine, si je puis dire, qui aime dévorer la vie. J’ai également été frappé par sa loyauté envers les amitiés, même avec les ruptures et les pannes. Ses interactions avec d’autres grands écrivains – Bellow, Updike, Styron, Kundera – ont été marquées par des jalousies, des rivalités, mais aussi des collusions mêlées de génie intellectuel.

Son regard sur les femmes, sa manière de représenter les personnages féminins ne sont-ils pas aujourd’hui dissonants, parlant de sa réputation d’homme et d’écrivain misogyne ?
Que l’on soit « wokiste » ou « anti-wokiste », sur cette question du rapport aux femmes, on mesure, en relisant les romans de Roth, et cette biographie, combien le climat contemporain, aux États-Unis et en L’Europe, contraste avec ce qu’elle était il y a vingt ans. Nous avons changé d’époque. A cet égard, un roman comme Travailler (2000) me semble prophétique ; il anticipait en les explorant – et quelle prescience ! — un certain nombre de traits du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, dans lequel Roth lui-même se sentait étranger. C’était un homme et un écrivain pour qui l’autocensure, en matière intellectuelle, philosophique et littéraire, était impensable, alors qu’aujourd’hui c’est un élément qui envahit de plus en plus le débat public, la prise de parole en public et même la création littéraire.


Éd. Gallimard

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Philippe Roth, de Blake Bailey, traduit de l’anglais (États-Unis) par Josée Kamoun, éd. Gallimard, coll. NRF Biographie, 992 p., 34 €.

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